Olga Orozco, poésie en français, traduite par Carlos Alvarado-Larroucau



Janet Agnes Cumbrae Steward (1883-1960)
Bird of night, 1922

« Dans ta pupille immense »

Tu me reconnais, nuit,
tu me palpes, me racontes,
pas comme une avare mais comme une aveugle fausse,
ou comme quelqu’un qui ne sait jamais qui est la naufragée et qui la chanteuse élégiaque.

A tâtons, tu m’as choisis, pour devenir la statue de tes allégories,
rien que par l’habitude de me plonger jusqu´où le monde s’achève
et perdre la tête à chaque nue et à chaque pas le sol sous les pieds.

Et par hasard, ne fus-je ta belle-fille préférée,
celle qui avance sans hésiter vers ton piège ourdi par ta main,
celle qui mord le venin dans la pomme ou singe ta beauté dans le traître miroir ?

Ils ont oublié de m’attacher au mât de la maison quand tu passais
pour que je ne m’en allasse à chaque fois après ta flûte enchantée de voleuse d’enfants,
Et ce fut aux dépens du jour que j’ai confondu dans ton sac la blancheur et la neige, les loups et les ombres.
Maintenant, il est tard pour faire marche arrière et régler les heures d'après le soleil.
Maintenant, tu m’as marquée de ton alphabet noir.
J’appartiens à la tribu de ceux qui logent en radieuses ténèbres,
de ceux qui regardent mieux les yeux fermés et se couchent du côté de l’abîme et s’envolent et ne rentrent pas quand Thomas ouvre grandes les portes du midi évident.

Tu fondes ta Thébaïde dans l’invisible. Tu n’accordes pas de preuves. Tu adviennes, secrète, innombrable, sans rien formuler,
telle une contemplation retourné en dedans,
où chaque signe est le frisson d’un oiseau perdu dans une enceinte immense
et chaque ascension un saut au vide contre gradins et absences.
Tu me surveilles de partout,
tout en tirant des rideaux, en perçant les murs, en épiant entre ballots de pénombre ;
tu me rencontres et me regardes du regard du chasseur et du témoin,
tandis que moi, je découvre au milieu de tes broussailles la splendeur d’une cité perdue,
ou je cherche en vain la trace de l’avenir dans tes carrefours.
Tu vas qui sait où derrière les variations de la tentation inabordable,
et tu essaies les visages extrêmes de l’horreur, de l’extrême beauté,
l’impossible distance des autres, le toucher de l’enfer,
des visions qui s’attroupent jusqu’où tu commences à rouler en descendant la mort avec des chariots, avec des pierres et avec des chiens.
Pourtant, moi, je ne te demande pas des lampes exhumées ni des voilages entrouverts.
Je ne te réclame pas une leçon de lumière,
de même que je ne réclame pas la flamme à l’eau ni le sommeil à la veillé.
Ou devrais-je compter moins sur toi que sur les étoiles dures et méfiantes ?
Nous avons vu tant de mystères insolubles aux blancs reflets, même en plein soleil !
Il suffit que tu m’amènes par la main comme si c’était à travers un bois,
nuit tapissée, nuit cauteleuse,
que j’apprenne ce que tu veux dire, ce que le vent susurre,
et que je puisse enfin lire jusqu’au fond de ma petite nuit dans ta pupille immense.





« Pavane pour une infante défunte »
                                  
A Alejandra Pizarnik

Petite sentinelle,
tu tombes encore une fois par la fente de la nuit
sans nulle autre arme que les yeux ouverts et la terreur
contre les envahisseurs insolubles à la feuille blanche.
Ils étaient légion.
Légion acharnée était son nom
et ils se décuplaient à mesure que tu te détissais jusqu’au dernier faufil,
en t’acculant contre les toiles d’araignée voraces du néant.
Celui qui ferme les yeux devient la demeure de tout l’univers.
Celui qui les ouvre trace la frontière et demeure sans abri.
Celui qui foule la ligne ne retrouve plus sa place.
Des insomnies comme des tunnels pour prouver l’inconsistance de toute réalité ;
des nuits et des nuits perforées par une seule balle qui t’incruste dans le noir,
et le même essai de te reconnaître au réveil de la mémoire de la mort :
cette tentation perverse,
cet ange adorable au groin de porc.
Qui a parlé de conjurations pour compenser la blessure de notre propre naissance ?
Qui a parlé de soudoyer les émissaires de notre propre avenir ?
Il n’y avait qu’un jardin : au fond de tout, il y a un jardin
où s’épanouit la fleur bleue du rêve de Novalis.
Fleur cruelle, fleur vampire,
plus sournoise que le piège caché sous le velours du mur
et qu’on n’atteint jamais sans laisser la tête ou ce qu’il reste du sang au seuil.
Mais toi, tu te penchais quand même pour le cueillir où tu n’avais pas pied,
abîmes vers l’intérieur.
Tu essayais de la troquer contre la créature affamée qui te déshabitait.
Tu érigeais de petits châteaux dévorateurs à son honneur ;
tu t’habillais avec des plumes détachées du bûcher de tout paradis possible ;
tu apprivoisais des bestioles dangereuses pour ronger les ponts du salut ;
tu te perdais comme la mendiante dans le délire des loups ;
tu essayais des langages comme acides, comme tentacules,
comme des laisses entre les mains de l’étrangleur.
Ah les ravages de la poésie qui te coupe les veines avec le fil de l’aube,
et ces lèvres exsangues sirotant les venins dans l’inanité de la parole !
Et soudain il y en a plus.
Ils se sont cassés, les flacons.
Ils se sont ébréchés, les lumières et les crayons.
Il s’est déchiré le papier d’une déchirure qui te fait glisser dans un autre labyrinthe.
Toutes les portes sont pour sortir.
Maintenant, tout est à l’envers des miroirs.
Petite passagère,
seule avec ta tirelire de visions
et le même et insupportable abandon sous les pieds :
sans doute, tu clames pour passer avec tes voix de noyée,
sans doute, elle t’arrête, ta propre ombre immense qui te survole encore à la recherche d’une autre,
ou tu frissonnes devant un insecte qui couvre de ses membranes tout le chaos,
ou elle t’épeure la mer qui tient, de ton bord, dans cette larme.
Mais, encore une fois, je te dis,
maintenant que le silence t’enveloppe par deux fois entre ses ailes comme une cape :
au fond de tout, il y a un jardin.
Voilà ton jardin,
Talita cumi.

Traduction de ce poème publié dans: Cahier Critique de Poèsie, Nº 26, dossier Alejandra Pizarnik, POL, 2013.  



« Des voiles épais te couvrent, poésie »

Ce n’est pas dans ce volcan qu’il y a sous ma langue fallacieuse où je te cherche,
ni dans cette écume bleue qui bout et cristallise dans ma tête,
mais dans ces régions qui changent de place quand on les nomme,
comme le moi secret
et les colonies indéchiffrables d’autre monde.

Nuits et jours avec les yeux ouverts sous le clignotement insupportable du soleil,
entrevoyant dans le ciel un signal,
l’ombre d’une éclipse fulgurante sur le visage du temps,
une fissure blanche comme une entaille de Dieu dans la muraille de la planète.
Quelque chose avec laquelle illuminer les syllabes éparses d’un code perdu
pour pouvoir lire dans ces pierres mon côté invisible.

Mais nulle pentecôte d’ailes ardentes descend sur moi.
Variations de la fumé
bribes de ténèbres aux masques de plomb,
météores innominés qui me dérobent la vision entre un battement de portes !

Nuits et jours fortifiée dans le claustre de cette peau,
fouillant le sang comme une taupe,
remuant dans les os les fondements et les dalles,
à la recherche d’un indice comme d’un talisman qui me renverse la division et la chute.

Où est-ce qu’on a enseveli la semence de mon petit verbe toujours sans formulation ?
Dans quel Delphes perdu dans le courant
elles montent comme la vapeur les voix détachées qui réclament ma voix pour se manifester ?

Et comment saisir le signe à vau-l’eau
Celui-ci et pas n’importe quel autre-
dans lequel doit incarner chaque fragment de ce même silence ?

Il n’y a pas de réponse qui explose comme une constellation entre haillons nocturnes.

A peine des fantômes insondables des profondeurs,
des territoires qui donnent sur les marécages,
des échardes de mots et des tessons qui se diluent dans le néant insoluble !

Néanmoins
tout juste maintenant
ou un jour
je ne sais pas
qui sait
peut-être
à travers les doubles épaisseurs qui bloquent la sortie
ou peut-être suspendue par une erreur de siècles dans le filet de l’instant
j’ai cru te voir émerger comme une île
peut-être comme une barque entre les nues ou un château où quelqu’un chante
ou une grotte qui avance orageuse avec tous les feux surnaturels allumés.

Ah les mains tranchées,
les yeux qui éblouissent et l’oreille qui tonne !

Une poignée de poudre, mes vocables !

 ***
Olga Orozco, Eclipses y Fulgores, 1998.
Poèmes:
  • « En tu inmensa pupila »
  • « Pavana para una infanta difunta »
  • « Densos velos te cubren, poesía »

Traduction : ©Carlos Alvarado-Larroucau, 2012

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